dimanche 28 octobre 2018

Le phénomène des machines à pince à Taiwan




Depuis 2 ou 3 ans, un étrange phénomène s'est développé à Taïwan. Impossible de ne pas les remarquer, les machines à pince ont envahi les villes taïwanaises. 

Quand je suis arrivée sur l'île en juillet dernier, j'ai d'abord cru à une spécificité du quartier étudiant dans lequel je résidais avant de me rendre compte de l'ampleur du phénomène. Des boutiques de 夾娃娃機 jia wawa ji (que l'on peut traduire littéralement par "machines à pincer des poupées") se sont développées un peu partout. Le concept est simple : pour la modique somme de 10 dollars taïwanais par essai (soit 28 centimes d'euros), on peut tenter d'attraper des peluches, mais aussi des jouets, des objets électroniques, des gâteaux et toutes sortes de gadgets dont on ne se servira probablement pas plus d'une fois dans sa vie ! A noter que j'ai vu plutôt des ados et des adultes jouer à ces jeux, et au final très peu d'enfants. Et oui j'ai des amis taïwanais de mon âge qui y jouent régulièrement et qui sont tout contents d'attraper un petite figurine ou une peluche... Étonnée par cet engouement pour un jeu qui n'est pas nouveau (les premiers modèles datent des années 30 aux États-Unis), j'ai voulu en savoir plus sur ce phénomène.


Les boutiques de machines à pince font désormais partie du paysage urbain

Le développement des machines à pince a d'abord un impact plus ou moins important sur le paysage urbain des villes taïwanaises. Selon un rapport ministériel, plus de 6400 points de vente ont été recensés dans le pays, soit cinq fois plus qu'en 2010. J'ai également pu voir des machines de ce type au Japon, mais davantage dans des arcades de jeux alors qu'à Taïwan des boutiques spécifiques pour les machines à pinces se sont installées ces dernières années. C'est dans la ville de Tainan que j'ai été le plus frappée par le nombre de boutiques et la place qu'elles se sont faites dans l'espace urbain. Dans certaines rues, il n'était pas rare de voir une boutique de ce genre tous les 100 mètres. La nuit, lorsque de nombreux magasins sont fermés, ces boutiques sont d'autant plus visibles puisqu'elles sont ouvertes 24 heures sur 24. Peut être plus encore que d'autres commerces, je trouve que les boutiques de machines à pinces se ressemblent toutes beaucoup : des lumières et des machines alignées. Parfois les enseignes des précédents commerces sont encore en place, ce qui permet d'identifier ce qu'elles ont remplacé : petits restaurants de quartier, magasins de téléphone portable, de vêtements et de chaussures... Des commerces qui employaient beaucoup plus de personnel, il doit doit donc y avoir un impact non négligeable sur les emplois.

Le business model et les enjeux économiques

Ce phénomène est avant tout économique, puisqu'en mai 2018 ces jeux arrivaient en 4ème position dans l'industrie du divertissement pour les taxes qu'ils rapportent (derrière le golf, le karaoké et les jeux vidéos). Je dois admettre que j'étais assez perplexe sur le modèle économique parce que je ne vois pas forcément beaucoup de personnes qui jouent à ces machines par rapport à l'offre qui est elle est très abondante. Peut-être que l'engouement pour ces jeux est-il déjà un peu passé ?
Mais il faut aussi dire que ce business présente plusieurs avantages :
- il est ouvert 24 heures sur 24 donc si l'affluence ne me semble pas folle, la consommation est peut être plus diffuse ;
- il ne nécessite pas la plupart du temps pas de personnel dans la boutique (sauf pour collecter l'argent, remplir les machines, la maintenance et j'imagine pour le service client en cas de problème)
- les clients viennent pour jouer et pour les prix, il n'y a donc pas besoin d'investir beaucoup dans une enseigne, dans la décoration et les autres services offerts (mais il faut en revanche des caméras).

Puis j'ai aussi trouvé que le profil des personnes qui se lançaient dans ce business était très varié avec de nombreux petits investisseurs. Un ami taïwanais me racontait par exemple qu'un étudiant qu'il connait avait commencé à investir avec ses économies dans ce business. En général, le responsable d'une boutique aménage le local, installe des caméras de sécurité et achète des machines. Ensuite il loue ces machines à des petits investisseurs. Une seule boutique comprend donc des machines appartenant à plusieurs personnes différentes. Le propriétaire d'un local peut le louer à plusieurs personnes ou bien le locataire peut sous louer une partie de la boutique et/ou des machines. Le résultat est que les prix immobiliers grimpent. Ces boutiques ont donc tendance à se développer parce que le modèle économique encourage les propriétaires à louer à des commerces de ce type, c'est plus rentable ! En revanche je n'ai pas trouvé d'infos sur l'acquisition des machines, quelles sont les entreprises qui les vendent et comment ça marche pour la maintenance des appareils.

Le fonctionnement des machines en tant que telles permet aussi de comprendre un peu mieux le phénomène sur le plan économique. Un article et une vidéo réalisés il y a quelques années par le média américain Vox révèlent que les machines à pinces sont davantage des jeux de hasard que des jeux de dextérité (oh surprise !). Les machines sont programmables en fonction du prix de chaque partie, de la valeur de l'objet à gagner et de la rentabilité souhaitée. La machine calcule combien de parties peuvent être gagnantes en fonction de ces principaux facteurs. A chaque partie programmée comme gagnante, la machine mettra plus de force dans la pince (avec plus d'intensité de courant) pour attraper l'objet désiré. On peut aussi choisir de moduler le rythme des parties gagnantes et même de faire des parties presque gagnantes en diminuant l'intensité du courant juste avant d'atteindre la zone de largage (frustration garantie !). Bref, plus que de la dextérité, c'est avant tout un savant dosage de probabilités et de techniques pour donner au joueur envie de continuer ! Ma sœur en a fait l'expérience récemment dans une boutique de machine à pince à Taipei. Alors qu'elle tentait désespérément d'attraper un objet, elle a demandé au responsable du magasin s'il n'était pas possible d'acheter directement l'objet en question. Il lui a alors répondu que non, mais qu'elle devait mettre 18 pièces d'affilé dans la machine, ce qu'elle a fait et au final miracle la partie était gagnante au 18ème coup... Pour être rentable il faut quand même un minimum de joueurs pour couvrir la location de la machine et/ou du local, et il me semble quand même que l'offre est bien supérieure à la demande, à voir dans les prochains mois si la bulle spéculative des machines à pince va exploser et quel commerce va les remplacer...


Je termine cet article sur la "créativité" des personnes qui se sont lancées dans ce business et qui ont voulu se démarquer des autres par l'originalité des lots à gagner dans les machines : des sex toys, des numéros de téléphone de jolies filles (via la messagerie Line), des fruits et des légumes, et enfin des crustacés vivants (crabes, langoustines), entrainant notamment des débats à Taïwan sur l'éloignement des ces boutiques des écoles et sur la protection des animaux.












Quelques articles pour en savoir plus :
https://www.taiwannews.com.tw/en/news/3497784
https://www.taiwannews.com.tw/en/news/3496887
https://mrmondialisation.org/larnaque-des-machines-a-pince-devoilee/
https://www.vox.com/2015/4/3/8339999/claw-machines-rigged
http://www.taipeitimes.com/News/taiwan/archives/2018/02/21/2003687982




3 commentaires:

  1. Une découverte. Je n imaginais pas cela possible. Merci de cette brève journalistique bien étayée !

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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